« Il suffit d’expédier le tout sous terre en mettant en communication les tuyaux » Ildefonso Cerdà, La théorie générale de l’urbanisation, Trad FR 1979.
La transition énergétique actuelle interroge le schéma historique des réseaux conçus pour la croissance et la consommation de masse. Pourtant, les réseaux d'énergie et de services ont bousculé l'architecture et l'urbanisme, interrogeant le degré de connectivité et questionnant l'échelle, de la petite maison au territoire autosuffisant.
Macro vs micro, connexion vs déconnexion, l'histoire des infrastructures énergétiques s'envisage comme une bataille.
Le cas de Dunkerque
Dunkerque est un territoire aux enjeux énergétiques et industriels importants. Par son histoire et sa situation géographique, l’agglomération est devenue un maillon essentiel du réseau énergétique à une échelle territoriale, nationale et européenne.
Le territoire est marqué par une grande variété d'installations de production, d'importation, de consommation et de transformation d'énergie. Cela comprend des centrales nucléaires et thermiques pour la production d'électricité, des ports charbonniers, des centrales éoliennes, des centres de valorisation énergétique et des gazoducs. Cette concentration d'installations énergétiques soulève des questions sur ses impacts sur le territoire.
Dans quelles mesures les infrastructures énergétiques façonnent le territoire dunkerquois ? Comment structurent-elles la ville à différentes échelles ?
Nous proposons un article sur les multiples couches qui trament et organisent le territoire, le rapport hors-sol/sous-sol, visible/invisible, entre grandes installations et équipements énergétiques. Cet article analyse le rapport entre l'infrastructure énergétique et son territoire, ainsi que sur les évolutions contemporaines de celle-ci.
Aujourd’hui, la transition énergétique vise à passer à un modèle énergétique soutenable. Cela implique de passer d'une économie fondée sur des combustibles fossiles peu coûteux à une économie moins énergivore, mobilisant des sources d'énergies renouvelables et des mélanges énergétiques offrant des performances similaires ou supérieures.
Alors que la transition énergétique était autrefois un processus intégré au développement général de la société et essentiellement lié à l'évolution des technologies (machines à vapeur, générateurs, etc.), la transition énergétique d'aujourd'hui est un processus initié par les pouvoirs publics, notamment en Europe. À ce titre, il s'inscrit dans un projet politique qui cherche à définir un nouveau paradigme énergétique. Ce nouveau modèle consiste à la fois à adapter les territoires à des opérations moins énergivores et à favoriser ce que l'on a tendance à considérer comme une production d'énergie locale décentralisée. Pour être économiquement efficace, l'économie liée au transport et à la distribution est une condition majeure. Cela implique de réduire la distance entre le lieu de production et les lieux de consommation.
Dès lors, ce nouveau système interroge le développement et la réorganisation géographique de nouveaux modes de production, de transport et de distribution de l’énergie, dans une logique de proximité. Il s'agit de repenser le rapport entre production et consommation d'énergie. En ce sens, le territoire est un exemple définitif de réflexion, la question de sa portée étant ouverte.
Les grandes ères énergétiques
Historiquement, le système énergétique a connu plusieurs transitions. Le passage des ressources traditionnelles (bois, moulins à eau, moulins à vent) aux ressources fossiles (charbon, pétrole) aux XIXe et XXe siècles en est un exemple. Chaque grande transition énergétique a généré des paysages et des dispositifs spatiaux spécifiques.
La première industrialisation, caractérisée par le développement du charbon, est étroitement liée au phénomène d'urbanisation et d'exode rural qui a fortement modifié l'organisation des territoires. Le charbon était un combustible clé qui structurait l'ensemble de la société, influençant non seulement la conception des maisons, avec des espaces dédiés pour le stockage du charbon, l'aération des fumées et la répartition optimale de la chaleur dans les pièces, mais également l'organisation des territoires, dont le développement était planifié autour des sites de production, des voies de transport et des réseaux de distribution. Les ports se sont agrandis et se sont aménagés avec des infrastructures portuaires comme les terminaux charbonniers, afin d’accueillir des bateaux de plus en plus gros, transportant le charbon en vrac.
L'extraction minière a transformé le territoire, tant en surface qu'en sous-sol. Les mines créèrent des paysages souterrains, allant des galeries rudimentaires du début du XIXe siècle jusqu'aux vastes espaces où la mécanisation s'est déployée au XXe siècle. Ces paysages sont généralement invisibles à la surface, seuls les mineurs et les ingénieurs y ont accès. Néanmoins, le comblement des puits a finalement fait disparaître ces paysages souterrains. Les mines marquent littéralement l'espace, non seulement en surface, mais aussi en sous-sol. Les installations nécessaires à l'exploitation minière, telles que les chevalements pour permettre la descente des mineurs et la remontée du charbon, prennent une place considérable dans le paysage. En plus de l'extraction, il faut également traiter, nettoyer et livrer le charbon, ce qui conduit à un agencement complexe de bâtiments, de canaux, de voies de chemin de fer et d'autres infrastructures...
De même, la deuxième industrialisation, caractérisée par l'exploration pétrolière, a produit par le développement extensif de l'automobile, une forme urbaine particulière. L'utilisation généralisée de la voiture dans notre société fut rendue possible par un pétrole, aisément disponible et peu coûteux. La ville contemporaine dans laquelle nous vivons résulte en grande partie de cette utilisation intensive du pétrole. Pipelines, tours de forage, plates-formes, stations de pompage, vaisseaux flottants de production, de stockage et de déchargement, terminaux d’exportation, l'industrie pétrolière nécessite des installations visibles. Cependant, elle comprend également un monde invisible et souterrain de réservoirs, de pipelines sous-marins, de submersibles et de têtes de colonnes montantes. Toutes les installations pétrolières et gazières, y compris les plates-formes offshores, les raffineries, les stations-services et les voitures sont toutes des capsules du réseau global du pétrole et du gaz.
Cet article s'inscrit dans cette continuité en privilégiant les entrées spatiales. Les transitions énergétiques ne sont donc pas seulement des processus politiques affectant les lieux, mais peuvent être considéré comme des objets et des processus géographiques qui ont des incidences sur le territoire.
L'infrastructure énergétique dessine une partie du territoire
Cet article mobilise la cartographie pour représenter les infrastructures énergétiques du territoire. Elle tente de rendre lisible l’implantation spatiale des ouvrages du réseau énergétique qui façonnent le territoire dunkerquois, dans un cadre d’étude qui est situé entre les corps urbains de Dunkerque et de Gravelines.
La représentation des éléments du réseau énergétique hors-sol, et donc visible, (fig.1) révèle le caractère structurant des infrastructures énergétiques. Les pylônes électriques et les lignes à haute tension tirent des lignes dans le paysage. Là où les lignes et les infrastructures sont multiples, l’enjeu énergétique est important (site de production, de stockage, grosse industrie). C’est notamment perceptible au niveau de Gravelines, avec sa centrale nucléaire. Les postes sources prennent le relais et distribuent à une échelle plus fine l’énergie du réseau. Les lignes aériennes de moyenne tension dessinent davantage la ville, toujours avec l’idée d’un ordre électrique. Mais c’est surtout l’invisible, l’armature non révélée dans le paysage urbain et pourtant omniprésente, qui trame et structure Dunkerque.
En contrepoint, les lignes souterraines moyenne et basse tension, ainsi que le réseau de gaz et de chaleur, sont des éléments cachés, enfouis sous le sol ou sous les voiries et relèvent donc du domaine de l’invisible (fig.2). Mais cette invisibilité, ne saurait faire penser que leurs enjeux et leur ampleur en sont moindres. Ces infrastructures dessinent le tissu urbain et à une échelle plus fine, l'architecture de la ville. On s’aperçoit que le réseau à cette échelle prend sa racine au niveau des postes sources (vus dans la figure 1) qui sont des éléments de l’infrastructure énergétique visibles et particulièrement significatifs en termes de paysage. Les lignes de moyenne tension suivent le tracé des grands axes routiers, ainsi que les grands axes de la ville (boulevard, grande rue...), les réseaux de lignes basse tension prennent le relais et interviennent à l’échelle des quartiers. Elle trame les tissus d’habitations en se déployant sous les voiries.
Dunkerque est également doté d’un système énergétique à une échelle plus spécifique : le réseau de chaleur (symbolisé en rouge fig.2). Il tire profit de la chaleur industrielle du site d'Arcelor-Mittal et utilise le principe de cogénération pour chauffer près de 11 000 logements (essentiellement des logements collectifs), des bureaux ainsi que des équipements publics comme la piscine Asseman, l'université de Dunkerque, l'Hôtel de ville ou encore l'Hôpital communautaire. Aujourd’hui, ce réseau se déploie à l'échelle du centre-ville de Dunkerque, mais l’ambition est de l'étendre à une plus vaste échelle. Bien que ce réseau soit essentiellement souterrain, il existe des chaufferies implantées dans la ville qui récupèrent la chaleur fatale des grandes industries et qui participent ponctuellement à la transformation. Ce sont donc des infrastructures énergétiques visibles, telles que les chaufferies CHD, ou celle de l'île Jeanty située aux abords du port.
Les infrastructures énergétiques génèrent tout un champ de contraintes (fig.3). Ces contraintes se visualisent spatialement. Tout élément lié aux réseaux peut, dans une certaine mesure, être considéré comme une « pollution visuelle » . Il s’agit d’éléments construits faisant partie du paysage urbain, indépendants de ce qui constitue l'architecture de la ville. Ce sont des objets techniques possédant leur propre esthétique et leurs propres dimensions, s’inscrivant dans des échelles parfois différentes de celles du paysage qui les entoure. Les contraintes sont aussi invisibles, à l’instar du périmètre de sécurité de 100 mètres, établit de part et d’autre de chaque ligne à haute tension (en raison des ondes). Il crée un seuil invisible dans le tissu urbain, une séparation, une limite à l’urbanisation. Certains sites classés Seveso représentent aussi un problème particulièrement complexe, compte tenu du danger de leurs activités industrielles, où la question de la pollution des sols et de la nappe phréatique se pose.
Tous ces éléments portent des enjeux spatiaux, sociaux et politiques, notamment dans un contexte de frottement avec la ville. Les infrastructures énergétiques présentent sur le territoire seraient issues d’une volonté passée de les éloigner de la ville, de les mettre à distance. Néanmoins, elles trament le territoire, génèrent des situations urbaines complexes et induisent des contraintes qui se révèlent structurantes.
Dès lors, quel paysage est produit ? Comment les infrastructures énergétiques et la ville cohabitent ?
Les relations entre l’infrastructure énergétique et le territoire urbanisé
L’imagier permet de rendre compte et d’appréhender les effets visuels des infrastructures sur les paysages.
Dans les champs en périphérie de la ville (fig. 4), les pylônes des lignes à très haute et haute tension au cœur des champs, tirent des lignes à perte de vue. Le champ visuel est assez ouvert, sans bâti à l’horizon, à l’exception de quelques édifices agricoles. Le rapport d’échelle est questionné, les pylônes des lignes électriques, gigantesques, sont ancrés dans le sol tels des monuments, générateurs d’un paysage de lignes.
La figure 5 présente un paysage résidentiel dunkerquois. Fixé dans un cimetière, un pylône se dresse à une vingtaine de mètres des habitations. Seul son ancrage au sol est camouflé par des massifs arborés. Les réseaux souterrains, paysage de l’invisible, sont également présents. Le réseau de ligne basse tension et de gaz se déploie sous le trottoir, accolé aux habitations qu’il alimente, tandis que le réseau de lignes de moyenne tension, s’étendent sous le trottoir d’en face pour alimenter le quartier.
Au sein d’un second paysage de quartier résidentiel Dunkerquois (fig.6), des maisons de villes individuelles mitoyennes dotées de petits jardins sur rue se font face. En arrière-plan, les lignes à haute tension surplombent les arrière-cours des habitations. Au niveau de la rue, les lignes aériennes basse tension scandent les façades du quartier et épousent la morphologie urbaine. Dans son jardin, de chez soi, ou dans la rue, le paysage de l’infrastructure énergétique se révèle omniprésent. L’invisible est encore là, avec le réseau de gaz souterrain qui file sous les trottoirs et le réseau de chaleur urbain, en bleu, qui suit le tracé du réseau de gaz.
Théorie et modèle établis par des architectes
Aujourd'hui, la préoccupation environnementale croissante et l'urgence de la recherche sur les villes post-carbone nous obligent à reconsidérer l'héritage de l'urbanisme basé sur les réseaux et soulève la question des métabolismes.
Au début des années 1920, les désurbanistes défendent l'idée d’une dispersion de l'habitat et de l'industrie sur l’ensemble du territoire afin d'assurer au mieux la relation entre campagne et ville. La connexion et les systèmes énergétiques de grande échelle ont alors une valeur utopique. L'électricité devient le support du projet architectural et urbain, le réseau électrique structure le territoire et devient moteur de projet.
Les architectes vont s'approprier le modèle des grands réseaux énergétiques comme un objet support de projet. Le Corbusier voit, dans ce nouvel état de territoire, un « terrain artificiel », maillé par de « formidables » réseaux en tous genres. Les unités d'habitations qu'il dessine en marge et en hauteur, sont reliées à des infrastructures lointaines, représentées presque caricaturalement : les cheminées fumantes pour les gaz et l'électricité, les arcs de l'aqueduc pour l'eau. Elles sont mises à distance de son architecture et constituent des machines productives et industrielles. Le réseau qu'il dessine relève du domaine du visible, des infrastructures énergétiques hors-sol, séparé et reliant la ville par ces grandes lignes. Depuis plus d'une décennie, l'annonce de catastrophes climatiques a remis en question le modèle de développement fondé sur une consommation de masse et une croissance illimitée. Cette situation a donné naissance à un retour du « petit », où l'on ré-explore les solutions locales et les technologies de petite échelle, dans une logique de proximité, pour répondre aux besoins énergétiques.
Cette prise de conscience nous renvoie à l'année 1882, où la première petite centrale électrique d'Edison a commencé à alimenter quelque 80 appartements et bureaux dans le tissu urbain de Manhattan. L'énergie était présente dans la ville de manière visible et mesurable, presque tangible. C'est la banalisation des lieux de production de l'énergie. Cette expérience précoce ré-invoque une capacité de repenser des infrastructures énergétiques pour les rendre plus durables, résilientes et intégrées à la vie urbaine.
Richard Rogers a lui aussi proposé de restructurer la ville compacte autour d'un système d'armatures (les piles énergétiques) métropolitaines multifonctionnelles. Incrustés dans le tissu urbain ou périphérique, ce sont des centres techniques de production d'énergie et de ressources. Ces pôles énergétiques composent des micro-réseaux, ponctuellement branchés sur les grands. Dans une hybridité revendiquée, architecture et infrastructure reconstituent un paysage urbain post-carbone. La production d’énergie est au cœur de la ville, dans un réseau enchevêtré et l’architecture des bâtiments s’intègre à celle des infrastructures énergétiques. Des éoliennes et des panneaux solaires sont placés en haut des tours de bureaux et de logements, composant une nouvelle skyline. L’invisible est également présent, avec des réseaux de chaleur, de déchets, et d’eaux de pluie, cachés dans les souterrains d’une grande dalle urbaine. Nous sommes dans un métabolisme d'écosystème énergétique technique. À l’image d’une boucle, tout se récupère et se transforme.
Où se situe Dunkerque en matière de métabolisme ? S’oriente-t-elle vers un scénario imaginé par Le Corbusier ? Ou davantage vers celui pensé par R. Rogers ?
Dunkerque pourrait être qualifié de territoire hybride, emporté par la transition énergétique en cours. Les infrastructures déjà existantes et issues des transitions passées, font écho aux grandes industries de l’énergie et de lignes que dessine Le Corbusier. La centrale nucléaire Gravelines, les différentes infrastructures de stockage lié au gaz, charbon et au pétrole sont mis à distance de la ville. Cependant, contrairement à Le Corbusier, la nature n’est pas dissociée du paysage, bien au contraire. Les infrastructures énergétiques peuvent à la fois détruire des milieux, mais aussi devenir des corridors où s’affirme la présence du vivant.
Dans une volonté de transition énergétique, le projet d’éolien offshore ainsi que le réseau de chaleur pourraient faire écho aux travaux de Rogers. La chaleur récupérée par cogénération chez Arcelor mittal est distribuée à l’échelle du centre de Dunkerque, c’est un micro-réseau. Ces systèmes expriment une volonté d’intégrer une source d’énergie plus « propre » et « décarbonée » . Mais à l’instar de Rogers qui la place au cœur de la ville, visible et constitutive du paysage ; à Dunkerque, elle demeure à distance, loin en mer et quasiment cachée.
Il faudrait naturellement partir d’une page blanche pour pouvoir assimiler le territoire de Dunkerque à l’un des métabolismes théorisé par Le Corbusier ou par Rogers. La réalité historique et la complexité des infrastructures énergétiques du territoire Dunkerquois font qu’il est impossible de tendre parfaitement vers une vision. Néanmoins, la question des modèles interroge l’évolution des infrastructures énergétiques.
Dunkerque compose son futur paysage énergétique à partir de l'héritage de ses installations.